Matera : de honte nationale en 1948 à capitale européenne de la culture 2019 1/2

Panoramique de Matera : Sasso Caveoso à gauche, Sasso Barisano à droite, la Civita au centre.  © Samanta Deruvo.
Panoramique de Matera : Sasso Caveoso à gauche, Sasso Barisano à droite, la Civita au centre. © Samanta Deruvo.

« Une occasion pour donner dignité à notre histoire et à notre culture » selon Patrizia Minardi, cheffe du service Sistemi culturali e turistici e cooperazione internazionale à la Région Basilicate

Ville moyenne du Sud de l’Italie et de l’Europe, avec 60 000 habitants, Matera est depuis toujours un lieu de passage où voyageurs et visiteurs ne s’arrêtent que quelques jours avant de rejoindre des destinations plus prestigieuses.
Objet d’un développement périphérique qui a marqué son urbanisme et son paysage, la ville commence, depuis quelques années, à vivre d’un tourisme basé essentiellement sur son patrimoine architectural, urbain et paysager. Inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1993, Matera jouit aujourd’hui d’une reconnaissance internationale grâce à sa nomination Capitale européenne de la culture.

Histoire, patrimoine et société

Maquette de la Ville de Matera en 1949 : le Sasso Basisano au nord, le Sasso Caveoso au Sud, entre les deux la Civita. Extrait de Giardini di pietra. I Sassi di Matera e la civiltà mediterranea. De Pietro Laureano. Bollati Boringhieri 1993.

Site habité sans discontinuité depuis deux millénaires, Matera trouve ses racines dans les grottes et les premiers villages datant du Paléolithique au Néolithique et situés sur le flanc et sur le plateau en rive de sa rivière, la Gravina. Ce qui la positionne en lieu-charnière pour la société préhistorique de l’Italie méridionale.
Début des années mille, son essor connaît une ascension notable, grâce au développement des monastères dans la région. De cette époque, datent les églises rupestres et les demeures monastiques dans les grottes enrichies de peintures figuratives religieuses. Les habitants s’organisent d’abord sur la Civita, éperon rocheux fortifié, puis investissent les deux vallons délimités par des cours d’eau appelés Sassi.
Véritables structures en négatif, les églises rupestres et les deux Sassi constituent l’architecture troglodyte caractéristique de la ville ancienne.

Détail des peintures murales dans une église rupestre. © Samanta Deruvo.

Sous la domination normando-souabe au début du XIIIe siècle, la Ville est nommée diocèse. Ceci renforce le sentiment religieux de la population, qui se manifeste par la construction d’un riche patrimoine architectural et artistique ecclésiastique. Matera compte, au Moyen-Âge, la cathédrale1 et vingt-trois paroisses. Construits dans les styles romanico-pugliese et gothique, ces églises et monastères médiévaux constituent à ce jour un patrimoine remarquable par sa valeur artistique et stylistique.
À l’aube de l’ère moderne, la formation d’une véritable classe sacerdotale favorise l’ascension des premières familles materane2 , qui constituent un contre-pouvoir aux familles féodales dominant la région jusqu’alors. Cette période d’équilibre socio-politique et de relative stabilité économique, contribue à une prospérité remarquable de Matera, qui passe de sept mille à douze mille habitants. Les familles aisées construisent leurs demeures autour de la Civita et l’Église cède des terrains aux habitants dans les Sassi, en faveur d’un important développement.
En 1663, Matera devient chef-lieu de la Basilicate3 et se détache administrativement des Pouilles4 . C’est la période de l’occupation espagnole durant laquelle la ville s’étend au-delà des Sassi et des remparts.
La construction de nouveaux monastères et bâtiments civils sur le Piano, plateau situé au-dessus des vallons, marque la dichotomie entre la Matera des Sassi et celle du Piano. Ceci scellera la marginalisation progressive des Sassi : le centre ancien troglodyte d’une part, le centre-ville de la bourgeoisie émergente du XVIIIe siècle de l’autre.
La constitution de ces deux centres marque l’histoire de la ville et la nature de ses habitants, qui partagent néanmoins des caractéristiques tels que l’introversion, l’attachement à la vie communautaire en héritage du vicinato , la valeur du travail et le désir de reconnaissance.
La deuxième moitié du XVIIIe siècle introduit la surpopulation. Début XIXe, Matera passe de 12 000 à 20 000 habitants. Les maisons bourgeoises sont loties en plusieurs logements d’une pièce, dite maison-grotte, au sein desquelles hommes et bêtes partagent le même espace. Matera devient alors la ville connue pour ses vicinati5 , cours « rurales » autour desquelles se réunissent les familles des paysans qui travaillent les mêmes champs.

Plan d’un ensemble de vicinati . Extrait de Giardini di pietra. I Sassi di Matera e la civiltà mediterranea. De Pietro Laureano. Bollati Boringhieri 1993.
Section-type des Sassi : les grottes se superposent, le toit d’une grotte devient la rue assurant l’accès aux vicinati situés au-dessus. Extrait de Giardini di pietra. I Sassi di Matera e la civiltà mediterranea. De Pietro Laureano. Bollati Boringhieri 1993.
Photo prise depuis un vicinato sis en via Muro, montrant le jeu de superposition des constructions. © Samanta Deruvo.

Le début du XXe siècle voit se confirmer cette surpopulation galopante et ses conséquences néfastes. Le chef du gouvernement Zanardelli et la nation entière, prennent conscience des problématiques liées au sous-développement et à l’insalubrité qui affectent le Sud de l’Italie, Matera en particulier. La Questione meridonale émerge à l’échelle nationale.
Face à un défaut criant d’infrastructures urbaines, la mortalité infantile franchit les 40%, tuberculose et malaria s’abattent sur la population. Le phénomène de la maison-grotte amorcé au XIXe siècle, s’intensifie. À la promiscuité et à l’insalubrité intense s’ajoutent le manque de ressources pour survivre et l’analphabétisme.
Matera, nommée chef-lieu de département en 1927, fait l’objet d’importants travaux d’infrastructures : construction d’un système d’égout, d’un hôpital civil, de logement collectifs. En 1935, est élaboré le premier Piano Regolatore6 qui préconise de dépeupler les Sassi, la déconcentration de la population rurale vers un réseau de nouveaux villages, la création de nouvelles places publiques en périphérie du centre historique et la construction de nouveaux bâtiments pour les pouvoirs administratifs (hôtel du département, etc.). La deuxième guerre mondiale suspend ce grand projet en vol.
Ce n’est qu’après-guerre que les conditions sanitaires, sociales et économiques délétères très aggravées, sont dénoncées par Carlo Levi dans Le Christ s’est arrêté à Eboli. Matera devient alors un cas national. Palmiro Togliatti, membre du gouvernement, visite la ville en 1948 et la qualifie de « honte nationale ». En conséquence de quoi le Président du Conseil Alcide de Gasperi ordonne l’évacuation des Sassi.

Exemple de vicinato abandonné. Extrait de Matera. I Sassi. Amerigo Restucci. Einaudi 1991.
Carlo Levi écrit : *« …j’arrivais à une route bordée d’un côté par de vieilles maisons, de l’autre par un précipice. Dans ce précipice se trouve Matera. […] En face, se dressait une montagne nue et aride, d’une vilaine couleur grisâtre, sans la moindre trace de culture, sans un arbre : de la terre, des pierres, sous le soleil. […] La forme de ce ravin est étrange, on aurait dit deux moitiés d’entonnoir, placées l’une à côté de l’autre, séparées par un petit éperon et réunies à la base en une pointe, […] ces entonnoirs s’appellent Sassi : Sasso Caveooso et Sasso Barisano. C’est ainsi qu’à l’école, nous nous représentions l’enfer de Dante. […] Le sentier, extrêmement étroit qui descendait en serpentant passait sur les toits des maisons, si on peut les appeler ainsi […] la route est en même temps le toit pour ceux qui habitent en dessous […] Je regardais en passant et j’apercevais l’intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent l’air que par la porte. Certaines n’en ont même pas, on y rentre par le haut, au moyen de trappes et d’échelles. Dans ces trous sombres, entre les murs de terre, je voyais les lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher, étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n’a, en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. Vingt-mille personnes habitent ainsi. […] un spectacle comme celui d’hier, je ne l’aurais jamais imaginé. […] Les femmes, leurs nourrissons sous-alimentés et sales accroché à leurs seins flétris, me saluaient avec une gentillesse triste et résignée : il me semblait, sous ce soleil aveuglant, être tombé au milieu d’une ville frappée par la peste.» *7
Plan montrant l’occupation d’un vicinato au XXe siècle. Extrait de Matera. I Sassi. Amerigo Restucci. Einaudi 1991.

De honte nationale à fierté européenne

L’évacuation8 des Sassi et le relogement dans des nouveaux quartiers expressément construits aux limites de la ville, voire en dehors, sont gérés directement par l’État (loi n.619 de 1952).
Matera devient à la fois la ville du « problème des Sassi » et un cas d’école pour les questions de relogement. Le PLU de 1953, élaboré par l’urbaniste Luigi Piccinato, est le point de départ de la ville-laboratoire. Celle-ci catalyse bienfaiteurs, architectes, urbanistes, anthropologues, sociologues et ethnologues italiens (notamment Adriano Olivetti) et internationaux (entre autres Friedrich Friedmann), qui étudient et expérimentent les théories de l’urbanisme rationaliste et de nouveaux modèles architecturaux.
Ainsi Ludovico Quaroni, urbaniste romain de renom, conçoit et construit le village agricole ex-nihilo de La Martella.
Courant des années 1960, au moment de la publication de la charte de Venise, les interrogations sur les Sassi de Matera, abandonnés depuis dix ans, refont surface : faut-il démolir ? Protéger ? Revitaliser ?
Un concours international est lancé au début des années 1970. Il permet de réaffirmer les Sassi comme le centre historique de la ville de Matera, d’affirmer que leur impérative revitalisation doit être fondée sur son architecture, son urbanisme et sur le paysage urbain alentour qui en est l’écrin.
À la fin des années 1980, sont mis en place les instruments administratifs pour gérer la revitalisation : une loi nationale (n.771 de 1986), des règlements régionaux pour la sauvegarde du paysage alentour, un plan de sauvegarde expérimental comparable aux secteurs sauvegardés français, la création de l’Ufficio Sassi9 accompagné par une structure au niveau national.
L’État, propriétaire des immeubles évacués, les concède pour quatre-vingt-dix-neuf ans à la Ville qui, à son tour, les propose en sous-concession pour trente ans aux citoyens. Les nouveaux propriétaires « temporaires » s’engagent à restaurer les immeubles, qui leur ouvre droit à de subventions étatiques à hauteur de 50% du montant des travaux.
Le premier objectif du processus réside dans la revitalisation des Sassi, le deuxième dans la reconquête de l’identité de ses habitants.
Aujourd’hui, le premier résultat est atteint : les chemins de la vieille ville sont accessibles, les réseaux d’électricité de gaz et d’eau sont créés, des centaines d’immeubles sont restaurés, de nouveaux habitants s’y sont installés. Quant au deuxième, les anciens habitants ont renoncé au retour. Nombreux sont les maisons secondaires, les hôtels et les restaurants. L’identité des habitants et des Sassi demeure une question entière.
Le cinéma, avec des grandes productions nationales comme L’Évangile selon Matthieu de Pasolini, puis les productions internationales comme La passion du Christ de Mel Gibson et bientôt le nouveau James Bond-007, participent de la présence de Matera au-devant de la scène internationale.
L’inscription de Matera et le parc des églises rupestres sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 199310 apporte une reconnaissance mondiale à ce patrimoine singulier.
La nomination de Matera comme Capitale Européenne de la Culture 2019 assoit la reconnaissance du patrimoine de Matera au niveau international.

Au centre de la photo, l’église de San Pietro Caveoso marquant l’accès au Sasso Caveoso ; en haut à droite, l’église de la Madonna dell’Idris, entièrement creusée dans la roche et fermée par une façade construite. © Samanta Deruvo.

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Sources :

Matera. Il recupero di una città. Brochure éditée par la Commune de Matera
Giardini di pietra. I Sassi di Matera e la civiltà mediterranea. De Pietro Laureano. Bollati Boringhieri 1993
Matera. I Sassi. Amerigo Restucci. Einaudi 1991
Matera. I Sassi. Manuale di recupero. Sous la direction de Amerigo Restucci. Electa 1998
Siti/01, magasine de l’ordre des architectes de Matera. 2001
Dossier de presse de Matera-Basilicate 2019
Dossier de presse de la candidature Matera 2019
https://ec.europa.eu/programmes/creative-europe/actions/capitals-culture_fr
https://www.matera-basilicata2019.it
https://www.regione.basilicata.it
https://www.basilicataturistica.it/matera-2019/
http://www.comune.matera.it/
https://www.basilicatamovietourism.com
https://fr.unesco.org/
https://whc.unesco.org/fr/list/670/
https://ec.europa.eu/italy/news/20190103_Matera_e_Plovdiv_capitali_europee_cultura_it
http://www.isassidimatera.com/matera-2019/

  1. consacrée en 1270.
  2. de Matera
  3. jusqu’au début du XIXe siècle, quand Potenza deviendra chef-lieu de la Région.
  4. Terra d’Otranto.
  5. vicinato, littéralement « voisinage », est la cour autour de laquelle s’organisent les maisons groupées voire la maison bourgeoise. Ces noyaux juxtaposés constituent les quartiers de la ville. Le vicinato est la pièce de vie dans laquelle femmes et enfants passent leurs journées.
  6. Plan Local d’Urbanisme.
  7. Le Christ s’est arrêté à Eboli, Carlo Levi, Gallimard 1948.
  8. entre 18 000 et 20 000 personnes.
  9. bureau dédié au sein de la Mairie.
  10. Matera et le parc des églises rupestres doivent l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité à trois critères :

    Critère (iii) : Les Sassi et le parc des églises rupestres de Matera représentent un exemple remarquable d’établissement troglodyte, parfaitement adapté à sa situation géomorphologique et à son écosystème, qui manifeste une continuité de plus de deux millénaires.

    Critère (iv) : La ville et le parc constituent un exemple remarquable d’ensemble architectural et de paysage qui illustrent un certain nombre d’étapes importantes de l’histoire de l’humanité.

    Critère (v) : La ville et le parc constituent un exemple remarquable d’établissement traditionnel et d’occupation des sols qui montrent l’évolution d’une culture qui est restée, au fil des temps, en étroite relation harmonieuse avec son cadre naturel.